L’évolution de la situation politique et culturelle d’Haïti, depuis la chute de la dictature (en 1986) laisse désemparés à la fois les observateurs étrangers de la communauté internationale, et les chercheurs haïtiens eux-mêmes. En effet, le processus de démocratisation a été marqué par une lenteur exceptionnelle ; jusqu’ici les institutions démocratiques ne sont pas toutes établies et quand elles fonctionnent, elles suscitent encore des contestations très violentes. Ce processus a connu même des régressions : un coup d’état sanglant (faisant 4 à 5 000 morts) a pu durer trois ans, et n’a été vaincu qu’avec un débarquement de 20 000 GIaméricains autorisés par l’ONU. Enfin près de 12 gouvernements se sont succédé en dix ans, sans qu’on soit assuré au moment même où nous écrivons de la stabilité actuelle du régime en vigueur.
- 1 “ On ne sait pas grand’chose, écrit S. Nair (1997, p. 85) de la signification profonde des identit (…)
2Comprendre ce qu’un tel processus de démocratisation produit comme effet sur les pratiques et les conceptions de la culture et de la nation, c’est s’engager dans ce que Edgar Morin appelle une question complexe pour laquelle on ne dispose pas encore de concepts adéquats1. Nous ne pourrons prétendre ici que repérer des tendances, offrir des approximations, ouvrir des pistes comparatives pour favoriser le débat.
3Plus précisément, nous tenterons de soutenir que l’instauration d’un régime démocratique en Haïti conduit à une crise profonde de l’Etat qui jusqu’ici fonctionnait comme un Etat de colonisation interne. L’église catholique ne pouvant plus remplir le rôle positif qu’elle avait au moment de la chute de la dictature en 1986, il apparaît qu’une nouvelle fondation du lien social est nécessaire. Aussi assiste-t-on à un repli sur des valeurs individualistes et à un regain du nationalisme.
Données actuelles de base sur Haïti
4On peut difficilement aborder l’examen du processus actuel de démocratisation en Haïti sans rappeler la toile de fonds sur laquelle il se déroule. Economie délabrée et inégalités sociales criantes se conjuguent en effet pour compliquer la situation.
- 2 Les données statistiques que nous utilisons sont tirées de l’ouvrage de M. Lundhal (1992), fort pe (…)
5Haïti est connu comme l’un des pays les plus pauvres de l’hémisphère occidental avec 360 dollars US de revenu par tête en 19872. Ce revenu n’a guère varié dix ans après. Le taux de mortalité infantile est de 123 ‰. On ne compte pas moins de 65 % d’analphabètes, localisés pour la plupart dans le monde rural où résident encore environ 65 % de la population totale. De 1950 à 1988, la production céréalière (riz, maïs, sorgho) n’a augmenté que de 8 % pendant que la population a doublé et atteint aujourd’hui près de 7 millions d’habitants. En 1986, la production alimentaire par tête d’habitant a décru de 13 % par rapport à ce qu’elle était en 1979. La part de l’agriculture dans le produit national brut est passée de 44 % en 1950 à 28 % en 1988. Une crise sévit donc depuis près d’un demi siècle dans le système agricole, en sorte que le pays connaît un exode rural qui vient alimenter la main-d’œuvre bon marché aux USA (où le nombre d’Haïtiens peut-être estimé entre 750 000 et 1 million, une vague de boat-people a fait la une de la presse américaine de 1972 à 1994), en République dominicaine où les pouvoirs publics tentent périodiquement de réduire – par des expulsions massives – le nombre d’Haïtiens, estimé à 500 000 ; (la plupart d’entre eux sont attirés par la Zafra (saison de la coupe de canne), par le travail de l’agriculture en général et dans le bâtiment) ; ou encore au Canada, aux Bahamas et aux départements français de la Caraïbe (Guadeloupe, Martinique et Guyane).
6Les industries d’assemblage qui avaient, pendant les années 1970-80, employé environ 80 000 ouvriers ont plié bagage depuis 1986 et ne mobilisent plus que 30 000 ouvriers dont le salaire journalier, n’excède pas 2 dollars US (transport, santé, pension, avantage social n’étant nullement assurés). L’insécurité et l’instabilité politique ont fait presque disparaître le tourisme qui pourtant, en 1981, rapportait 44 millions de dollars et atteignait le sommet de 339 000 visiteurs. Les rumeurs répandues aux Etats-Unis sur le taux d’Haïtiens atteints par le SIDA (soit 10 % de la population totale) ont évidemment dissuadé radicalement les touristes de s’approcher d’Haïti.
7Ces éléments d’information présentés ici sommairement et dans le désordre, nous renseignent déjà quelque peu sur la situation chaotique de l’économie haïtienne. Mais ce que tout observateur peut découvrir rapidement, c’est ce qu’on a appelé la pratique d’apartheid qui caractérise les rapports sociaux en Haïti. Environ 5 % de la population vivant notamment dans la capitale, disposent de 50 % des richesses globales du pays et l’écart entre les salaires est de 1 à 176. Deux langues sont en vigueur, l’une le français parlé par moins de 10 % de population est la langue de l’école, de l’administration, du prestige et de l’écrit, pendant que le créole parlé par la totalité de la population a encore du mal à s’imposer et est vécu comme un signe d’analphabétisme et d’infériorité culturelle. La nouvelle Constitution de 1987 reconnaît enfin le créole comme langue nationale, mais aucune politique n’est mise en place, du moins de façon visible, par le pouvoir exécutif pour permettre au créole de se hisser au niveau du statut du français. Dans le même temps, face au catholicisme imposé par le concordat (de 1860) comme religion officielle, le culte du vaudou passe pour être fortement implanté en milieu rural ou à la périphérie des villes. Ayant survécu dans une sorte de clandestinité après plusieurs vagues de persécutions par l’Eglise, le vaudou demeure un culte encore vivace, et est la matrice de tous les arts en Haïti (musique, danse, sculpture, littérature etc…).
8Pour aborder maintenant la problématique de l’identité culturelle et du nationalisme telle qu’elle apparaît aujourd’hui en Haïti, nous devons rendre compte tout d’abord des deux phases du processus de démocratisation que le pays vient de connaître, à savoir l’enthousiasme et le désenchantement.
Le processus de démocratisation : enthousiasme et désenchantement
9La chute du dictateur Duvalier en 1986, la même année que celle de Marcos aux Philippines, avait fait naître une immense espérance non seulement pour les Haïtiens mais aussi pour tous ceux qui s’intéressaient au triomphe de la démocratie dans le monde. Il y a eu comme une sorte de contagion de la démocratie dans le monde notamment dans les pays de l’Union Soviétique. On ne savait pas encore ce que serait le nouvel ordre mondial qui naîtrait avec la chute du mur de Berlin, mais on avait toutes les raisons d’être optimiste quand on observait le déferlement des foules dans les rues de Port-au-Prince, réclamant des élections démocratiques (libres), le jugement des criminels, ou se lançant dans les pratiques dites dechoukaj (terme créole pour dire “ déracinement ”) des “ macoutes ” ou partisans actifs du dictateur Duvalier ou de leurs symboles. On semblait discerner à travers cette catharsis d’un peuple pauvre mais ivre de ses nouvelles possibilités de libre prise de parole, une volonté de reconstruire le lien social sur les bases d’un système démocratique.
- 3 Voir l’ouvrage de G. Hermet (1993) très lucide et surtout réservé sur le processus de démocratisat (…)
10Nous avons appelé cette phase de la démocratisation la phase de l’enthousiasme, pour éviter l’emploi de la notion d’illusion chère à ceux qui tombent aujourd’hui dans un certain cynisme face aux obstacles apparemment insurmontables rencontrés par les courants démocratiques pour s’imposer dans les ex-pays du Tiers-Monde. L’enthousiasme est un concept que nous reprenons de Kant, lorsqu’il parle de l’idéal moral qui meut les groupes ou les foules qui refusent un ordre social fondé sur l’égoïsme. La phase d’enthousiasme apparaît à nos yeux salutaire, car c’est elle qui peut nourrir sur un mode critique et utopique le mouvement même de démocratisation. Le coup d’Etat sanglant du 30 septembre 1991 contre le premier gouvernement démocratique élu du pays (celui du Président Aristide) n’a pas réussi à briser cet enthousiasme. Pendant les trois années que la nouvelle dictature militaire a duré, la résistance n’a jamais perdu de son intensité dans les nombreux bidonvilles de la capitale et dans les campagnes. Il faudra attendre le retour du gouvernement constitutionnel d’Aristide et celui actuel de son successeur, René Préval, pour qu’on puisse connaître une phase de désenchantement. Là encore, ce désenchantement n’est pas spécifique à Haïti. Que ce soit en effet en Pologne et dans les pays de l’Est en général, en Afrique noire, en Amérique Latine, on se rend compte que le chemin conduisant à la démocratie se fait plus long de jour en jour3.
11Parmi les signes de ce désenchantement vis à vis de la démocratie, on peut signaler tout d’abord une absence de toute politique de l’emploi face à un chômage massif d’au moins 60 % de la population active, une baisse continuelle du pouvoir d’achat, une lenteur exceptionnelle manifestée pour réaliser la moindre réforme, que ce soit dans l’administration en général ou dans l’appareil judiciaire. La privatisation des entreprises publiques, toutes de faible rendement par suite d’une gestion désastreuse soumise aux aléas d’une politique clientéliste, mais connues comme les dernières ressources de l’Etat, semble être le seul programme offert presque tout ficelé au gouvernement par le Fonds monétaire international et la Banque mondiale. De la sorte, toute contestation s’énonce en termes de rejet du néo-libéralisme, qui s’exprime à travers les projets de privatisation. Mais ce n’est point encore la source véritable du désenchantement, c’est plutôt la décomposition croissante de l’Etat dépourvu de boussole car le gouvernement qui le dirige ne semble encore accorder aucun poids aux médiations institutionnelles et n’offre aucun objectif commun à la société haïtienne. Il en résulte un sentiment aigu de la précarité de la vie, comme si trois ans après la restauration du régime constitutionnel, l’insécurité paraissait aussi grave qu’au temps de “ l’ancien régime ” de Duvalier et de la dictature militaire. Impunité des bandits qui attaquent de nuit ou de jour n’importe qui dans les rues de la capitale ou dans leurs propres maisons, mais surtout banalisation de la vie comme de la mort, au point que certains sont tentés de préférer le régime de la dictature qui au moins offrait des repères susceptibles d’être utilisés pour une protection. Cette fois, la situation est proche de l’état de nature : c’est déjà la guerre de tous contre tous analysée par Hobbes. La fin de la dictature n’est pas l’instauration automatique de l’état démocratique de droit, mais l’ouverture d’un no man’s land de l’Etat, la perte des repères symboliques traditionnels qui vient se réfracter dans la vie quotidienne par une insécurité grandissante, d’autant plus que la police substituée récemment à l’Armée dissoute est inexpérimentée et que les infrastructures routières et maritimes sont en toute rigueur d’un autre âge.
12Pour comprendre ce que nous énonçons ici encore en termes abstraits, nous proposons de reconstruire – ne serait-ce qu’à grands traits – la genèse du processus de démocratisation dont Haïti fait l’épreuve depuis 1986. C’est à la lumière de cette reconstruction que nous pouvons valablement ouvrir une interrogation sur la problématique de l’identité culturelle et du nationalisme en Haïti, dans le contexte actuel de la mondialisation.
Reconstruire la genèse de la démocratisation
- 4 Nous avons essayé de rendre compte du rôle important de l’Eglise catholique dans plusieurs textes, (…)
13Dans la mesure même où la dictature concentrait entre ses mains tout le pouvoir de l’Etat, jusqu’à se confondre lui-même avec l’Etat et avec la nation toute entière, sa chute donnait à voir en même temps un véritable effondrement de l’Etat. Le dechoukaj devait symboliser un mouvement de retour à un point zéro de l’ordre social, et ainsi la reconstruction du lien social est un passage obligé pour l’instauration d’un régime démocratique. Concrètement, à quel moment et sous quelle impulsion s’est inauguré le processus de démocratisation ? Au départ, nous devons signaler qu’à partir des années 1980 seule l’Eglise catholique4 pouvait être l’espace où la demande de droit et de démocratisation parvenait à s’exprimer, partis politiques et syndicats ayant été préalablement interdits. Auparavant c’est à dire depuis 1966, l’épiscopat catholique était rigoureusement dédié à la défense de la dictature duvaliériste. De surcroît, comme institution, l’Eglise était traditionnellement peu encline à prendre en charge une série de pratiques symboliques nécessaires au fonctionnement de la société : la distribution de sacrements, l’organisation de services d’aide caritative, la gestion de plusieurs réseaux d’écoles publiques et privées à travers le pays. En même temps, l’Eglise s’adaptait aux disparités sociales, admettait la division culturelle en adoptant les deux langues en vigueur dans leur fonctionnement hiérarchique (le français pour les classes aisées, le créole pour les classes populaires), et surtout laissait apparaître le vaudou, culte populaire d’origine africaine réélaboré dans le contexte esclavagiste, comme un signe d’appartenance à un ordre diabolique, sinon primitif et barbare. On peut déjà soupçonner que l’analyse de l’évolution de l’Eglise en Haïti nous conduira directement à l’interrogation sur les modes d’appréhension de l’identité culturelle et, en même temps, sur le développement actuel du nationalisme.
14En revanche sous l’impulsion du Concile Vatican II, l’Eglise s’est engagée dans une rupture progressive avec son mode d’action traditionnel dans la société haïtienne et l’on peut dire qu’on a assisté à un véritable changement de paradigme au plan pastoral et théologique. En effet, l’Eglise paraissait désormais moins soucieuse de défendre une chrétienté toute faite en Haïti, en cherchant à aider à la libération concrète contre le sous-développement économique, et à se rapprocher des masses pauvres (le slogan “ option préférentielle pour les pauvres ” de Medellin s’est vite répandu dans plusieurs groupes de religieux et de religieuses) par la langue (le créole), la musique (les rythmes vaudou repris dans les cantiques). Bref, un nouveau contenu semblait être donné aux pratiques religieuses au sens où ce qui était jusqu’ici périphérique à l’Eglise passe désormais au centre des préoccupations. Les demandes sociales se laissaient plus facilement repérer en particulier à travers le culte des saints, les pèlerinages, les cérémonies en l’honneur des “ esprits ” du vaudou. Or désormais, lors des rassemblements de catéchistes, de directeurs des chapelles des campagnes, des organisations de jeunes, des groupements communautaires et surtout des communautés chrétiennes de base (dénommées encore Ti-legliz ou TKL ou Ti kominote legliz), l’on pouvait observer un réel changement des mentalités : critique du caractère dictatorial du régime, création de nouvelles solidarités différentes des traditions communautaires, c’était, pourrait-on dire, un véritable apprentissage des règles de fonctionnement démocratique. L’Eglise devenait ainsi peu à peu leader du mouvement pour les droits humains et la démocratie. Le monde vécu des classes populaires et de la paysannerie faisait donc son entrée en force dans l’Eglise, en sorte qu’elle pouvait dorénavant affronter directement le pouvoir politique. Que par la suite et fort tôt la hiérarchie catholique ait choisi de se désolidariser du mouvement démocratique, à cause entre autres du leadership pris par le salésien Jean Bertrand Aristide, ce n’est pas ce qui retiendra ici notre attention. Qu’il nous suffise de prendre acte du poids considérable de l’Eglise dans le processus de démocratisation en Haïti.
- 5 Nous n’avons pas la possibilité d’entreprendre ici – faute de place – une analyse des diverses sec (…)
15Mais dès lors que ce processus entre dans une phase d’institutionnalisation, les repères symboliques traditionnels auxquels la collectivité et l’individu étaient accoutumés sont déstabilisés et deviennent obsolètes5. L’Eglise elle-même qui contribue à préparer le mouvement démocratique opère certes elle-même un retrait par rapport au politique, mais elle n’est plus de toute façon ni un lieu d’expression des revendications sociales, ni le destinataire de ces revendications. En somme un certain désarroi se répand de plus en plus dans toutes les couches sociales et dans tous les secteurs de la vie sociale. Impuissance ou incapacité du gouvernement à gouverner, c’est-à-dire à trouver et à fournir un modèle quelconque de développement ? Sans doute, mais dans tous les cas, la formidable énergie qui s’était manifestée dans la lutte contre la dictature n’a jamais pu être réemployée, comme si désormais chacun se repliait sur lui-même, sur ses propres intérêts, à la recherche de sa propre survie et de celle de sa famille, tout horizon collectif, toute vision d’un bien commun ayant littéralement disparu. Ce qui ici apparaît pour le symptôme sinon la réalité elle-même du désenchantement renvoie à la crise du lien social dont il faut encore bien prendre la mesure.
La crise du lien social
16Une enquête statistique récente va nous servir ici de guide pour nous introduire dans l’épaisseur de la problématique culturelle et politique du pays. L’objet de cette enquête intitulée Les référents culturels à Port-au-Prince. Etude des mentalités face aux réalités économiques, sociales et politiques (1997) concerne ici directement notre propos. Bien entendu, il ne sera pas question – et d’ailleurs la place nous manque – de reprendre tous les résultats de cette vaste enquête. Seules quelques données statistiques pouvant servir de support à notre réflexion seront évoquées.
17Tout d’abord, en 1996 seuls 49,6 % des personnes interrogées se reconnaissent catholiques contre 78,9 % en 1982.
18Dans cette même enquête de 1996, 35 % se déclarent pratiquants du culte vaudou, ce qui représente une nouveauté en Haïti, puisque le vaudou n’avait pas droit jusqu’ici à une expression officielle. On peut reconnaître avec les auteurs de l’enquête que les Haïtiens – du moins ceux de la capitale – sont en train d’accéder à une culture pluraliste, mais si l’on prend en compte d’autres données de l’enquête comme par exemple celle-ci : l’Eglise catholique ne représente plus l’aspiration du peuple haïtien (53 % le reconnaissent contre 21,7 %), ou encore que le vaudou – en milieu urbain – n’est pas non plus considéré comme une condition de réussite dans la vie quotidienne, on peut déjà dire qu’il y a un ébranlement de l’interprétation religieuse traditionnelle du monde et de la politique. Car on apprend en même temps qu’une majorité de 43,1 % ne prend déjà pas les nouveaux mouvements religieux (confessions baptistes, pentecôtistes, témoins de Jéhovah ou Adventistes) comme une solution, même si ces mouvements sont en progression. En revanche, le politique n’est pas plus porteur d’espérance : les classes populaires ne se croient pas en meilleure position après la chute de la dictature 43 % (contre 26 %) pensent qu’aucune amélioration ne s’est produite pour eux et 90 % – ce qui est énorme – soutiennent qu’il n’y a pas à l’horizon de “ projet collectif du développement ”.
19En somme, ni le religieux ni le politique ne semblent offrir pour le moment un nouveau lien social, après l’effondrement de l’Etat depuis 1986, et après ce qu’on peut appeler l’épuisement du rôle positif et actif de l’Eglise dans le changement de régime politique. En outre, c’est l’expérience démocratique elle-même qui a eu pour effet principal de déloger les religions de cette position privilégiée, sans que les signes de l’instauration d’un état démocratique de droit ne soient encore repérables. Aucun nouvelle fondation à la société n’apparaît, aucun nouveau modèle de société n’est trouvé. Chacun est conduit à se replier sur des valeurs individualistes, dans une sorte de deuil de tout avenir collectif. Une telle situation ne saurait durer, sans que des issues ne soient recherchées, qu’elles soient de l’ordre de la dérive ou du palliatif. Et tout d’abord il est probable que l’émergence de mouvements culturels identitaires ou tout simplement nationalistes vienne s’étayer sur la crise du lien social dans nombre de pays qui accèdent récemment à l’expérience démocratique.
Identité culturelle, nationalisme et mondialisation
- 6 Voir E. Morin et S. Nair (1996) p. 59 ; et surtout l’économiste F. Chesnais (1997).
- 7 Sur les diverses interventions armées soutenues par les grandes puissances au cours de cette derni (…)
- 8 Sur les crises culturelles provoquées par la mondialisation, voir par ex. A. Giddens (1994) ou enc (…)
20Les problèmes posés par l’expérience démocratique en Haïti ne peuvent guère être expliqués de manière satisfaisante si nous nous enfermons dans le seul cadre de la société haïtienne. C’est essentiellement pour la clarté de l’exposé que nous avons cherché à présenter d’abord les données empiriques. Mais une analyse véritable du processus de démocratisation doit s’inscrire dans le contexte du phénomène de la mondialisation, qui suppose justement ce que le politologue Bertrand Badie appelle la “ territorialisation ” du monde, et, partant, l’universalisation du droit, l’appartenance à un ordre économique commun et une homogénéisation culturelle du monde. C’est bien au cœur de cette logique que certaines sociétés du Tiers-monde connaissent la démocratisation comme une contagion. Mais il s’agit d’un phénomène complexe et contradictoire. Plus l’exigence de l’universalisation de la démocratie est affirmée, plus les centres occidentaux (dont les Etats-Unis et l’Europe) s’évertuent à reconstituer leur hégémonie et à conduire nombre de pays du Tiers-Monde vers un type de démocratie-simulacre sans contenu réel. L’ordre politique comme tel est banalisé, au profit de l’ordre nouveau d’un système économique mondial qui se fonde sur “ l’autonomisation croissante des marchés financiers par rapport aux systèmes productifs ” et qui commande la vie politique et culturelle à la fois6. La demande de démocratie, venue d’abord des couches populaires d’Haïti, n’est pas une conséquence, ni une production de cet ordre économique. La communauté internationale dominée par les Etats-Unis, a été plutôt comme prise de court par la ténacité de la revendication démocratique et a dû malgré elle faire quelques concessions pour les reprendre rapidement d’une autre main. La communauté internationale s’est ainsi enfoncée dans une série de contradictions dont elle n’est pas prête de sortir : ainsi par exemple, un ordre international soumis aux mêmes règles est loin d’être véritablement mis en place et la volonté de contrôler les instances internationales comme l’ONU, est patente chez les grandes puissances7. Autrement dit, ce qu’on tente d’imposer c’est moins la démocratie que le système néo-libéral qui lui n’a aucune affinité élective avec la démocratie. Le système néo-libéral a fort bien fonctionné par exemple avec Pinochet au Chili. Ce qui miroite aux yeux des élites politiques et intellectuelles des pays du Tiers-Monde c’est la possibilité d’une extension des formes de production et de consommation des pays occidentaux industrialisés vers le Tiers-Monde. Mais la mondialisation est indifférente à la problématique des inégalités entre nations et entre classes. Elle parvient plutôt à mettre entre parenthèses sinon à disqualifier toute vision d’un avenir collectif à la nation, tout ce qui relève de l’intérêt public, tout horizon de bien commun. Sous ce rapport la mondialisation ouvre une grave crise à la fois de l’identité culturelle et de l’idée de nation8.
- 9 Il y a actuellement plusieurs travaux qui ont mis en relief la vitalité des cultes afro-américains (…)
21Tout d’abord dans le cas d’Haïti certaines pratiques tendent clairement à mettre en avant une quête d’identité culturelle : la langue comme le créole, en Haïti, parlée par tous, mais n’ayant pas le prestige du français comme langue écrite, le vaudou comme culte populaire d’origine africaine, signifiant une différence claire avec la culture occidentale, sont revendiqués par certains groupes culturels comme les marques distinctives de l’Haïtien. Sans qu’on puisse observer en Haïti une tendance au fondamentalisme ou au fanatisme, l’on doit reconnaître que s’amorce un mouvement vers une revalorisation de tout ce qui de près ou de loin renvoie à des racines culturelles9, et ce mouvement devient relativement hégémonique par rapport à ce qu’on tenait jusqu’ici pour la culture des couches sociales urbaines privilégiées (bourgeoisie et petite bourgeoisie formée par des écoles catholiques congréganistes ou des écoles étrangères – américaine et française). La quête d’une identité culturelle s’opère non pas dans une opposition intra-territoriale à la culture bourgeoise dominante en Haïti, mais au processus de mondialisation comme tel. Car tout se passe comme si, en se rapportant à ses racines on pouvait retrouver un sens à l’évolution actuelle du monde qui semble se déployer sans boussole, ou en tout cas, qui tend à détruire les liens traditionnels (de parenté et de village), ainsi que les pratiques religieuses – catholiques ou vaudou – qui servaient de ciment à la communauté. La transnationalisation vécue – à travers les médias qui orientent vers la consommation de masse des gadgets électroniques, et à travers l’émigration massive vers les Etats-Unis, et la Caraïbe – est justement le support inattendu de ce retour aux pratiques identitaires qui offrent les ressources nécessaires pour surmonter l’angoisse créée par une mondialisation qui désacralise tout, nivelle les cultures pendant qu’elle maintient et renforce le racisme, les exclusions et la pauvreté. La revendication identitaire c’est la reterritorialisation de soi, comme source de sécurité. Mais dans le même temps, une telle stratégie aboutit soit à une relativisation générale des cultures : je valorise la mienne à l’égal de la tienne et une pratique de rivalité est instaurée ; soit à la croyance en la supériorité de sa culture. Revers d’un complexe d’infériorité, cette croyance implique alors une intériorisation de la domination culturelle occidentale, et ainsi l’on reste déterminé par le ressentiment. Dans les deux cas toute rencontre inter-culturelle est vouée à l’avance à l’échec. L’on ne parvient plus en effet à distinguer réellement ce qui, de la culture des “ autres ”, peut être pour soi une source d’enrichissement et d’approfondissement de notre savoir sur l’homme et le monde, l’on ne parvient pas non plus à prendre en compte ce qui est de l’ordre des valeurs universelles ou universalisables (comme les droits humains fondamentaux, la démocratie, les valeurs républicaines etc…) au cœur de la culture occidentale en expansion dans le monde à travers les pratiques de colonisation d’exploitation économique ou de contrôle politique des pays du Tiers-Monde.
22Toutefois la question de l’identité culturelle demeure à double face comme Janus, car dans bien des cas, elle peut, comme par exemple chez les Indiens du Chiapas au Mexique ou du Guatemala, prendre des formes tout à fait critiques à la fois par rapport aux conceptions traditionnelles de la communauté et à la mondialisation économique. De même il n’est pas inutile de rappeler que la revitalisation actuelle des cultes afro-américains dans la Caraïbe (Cuba, Porto Rico, République dominicaine, Jamaïque ou en Amérique Latine (Venezuela et Colombie par exemple et même le Brésil plus connu par le Candomblé et l’Umbanda) demeure liée à la volonté des communautés noires de sortir des ghettos où le racisme les avait enfermés et de prendre en main leur propre développement économique et culturel.
23Mais il y a encore au moins deux écueils importants des mouvements identitaires : le premier est la tendance à hypostasier l’identité culturelle au profit de la précarité de la situation économique des couches urbaines intermédiaires ou qui sont récemment “ déruralisées ” ou qui aspirent à des emplois devenus rares dans l’administration publique. Le second écueil consiste à créer un lien immédiat et essentiel entre l’identité culturelle et le nationalisme, et il représente la pente la plus facile et la plus empruntée aujourd’hui par diverses sociétés, qu’elles soient des pays du centre ou de la périphérie. Or, et c’est ce que nous aimerions ici souligner, le nationalisme est bien une idéologie qui, paradoxalement, est rallumée par le processus même de mondialisation, non comme son antidote véritable mais comme le symptôme de son incapacité actuelle à soutenir le caractère réellement universalisant du droit et de la démocratisation.
- 10 Voir D. Schnapper (1994) pour un approfondissement de l’idée moderne de nation.
24Ce qui caractérise le processus de mondialisation ce n’est pas simplement le fait nouveau de la fin de la géopolitique Est-Ouest, et l’unification du monde, c’est aussi la croyance dans une économie de marché qui peut s’autoréguler et qui prétend disqualifier toute intervention de l’Etat dans l’organisation des sociétés. Comme nous l’avons déjà évoqué plus haut, le mode même de déploiement de la mondialisation suppose que plane une nouvelle menace sur l’humanité : celle d’un abandon à eux-mêmes de pans entiers de l’humanité, exclus du développement et de la consommation. C’est bien une telle réalité qui pousse les élites des pays de l’ex-Tiers-monde (puisque la mondialisation ignore ou feint d’ignorer les divisions du monde entre pays riches et pays pauvres) à choisir d’élever l’étendard du nationalisme. Celui-ci apparaît alors comme une sorte de désespoir vis à vis de toute égalité (possible) avec les pays du centre, le marché suivant ses propres lois qui ne peuvent bénéficier qu’aux couches déjà privilégiées. Ceux dont le marché n’a plus besoin rentrent désormais dans le champ des exclus, comme si le concept même de l’exploitation soudain disparaissait. L’idéologie nationaliste vient à la rescousse d’un échec et d’une peur de l’Etat à choisir une voie républicaine de solution en faveur des couches sociales qui risquent d’être laissées pour compte du nouvel ordre économique mondial. Mais ainsi, c’est le processus de démocratisation qui perd toute pertinence et qui est renvoyé comme décor et même comme prétexte pour une reconquête du monde. On se crispe sur son identité culturelle et on invoque le nationalisme pour pouvoir affronter la domination occidentale. On prétend exalter ses particularités culturelles d’où l’on peut donner un sens au monde et à la vie. On s’accroche au fantasme d’une origine, d’une lignée qui est celle de sa tribu ou de sa nation pour lutter contre la menace de dissolution introduite par la mondialisation. Dans le cas d’Haïti, il était fatal, compte tenu des données actuelles de la crise du lien social, que le nationalisme retrouvât quelque vigueur à travers tous les partis et organisations politiques, toutes tendances confondues, en raison même de l’impuissance de l’Etat à intervenir pour ouvrir un horizon collectif à la société. Or curieusement c’est l’appui de la communauté internationale qui a valu au pays de retourner à un régime constitutionnel : le Président Aristide est revenu au pouvoir grâce à une intervention armée des USA autorisée par l’ONU. Or la communauté internationale ne s’intéresse qu’à l’ouverture des nouveaux marchés et à la politique de l’ajustement structurel, elle ignore ce qui en Haïti relève de l’intérêt public. Le nationalisme est donc ici réactif et stérile et bien entendu, il se fait antinomique à la démocratie conçue comme une pure lubie du monde occidental. Réinsertion de soi dans un territoire, dans une communauté et dans une histoire, bien différenciées de celles des autres, le nationalisme accorde un faible intérêt aux droits individuels fondamentaux, et est plus soucieux de créer des lignes de démarcation avec les autres peuples que de favoriser une ouverture aux valeurs universelles. En revanche, ce que nous disons ici du nationalisme ne vise pas à invalider l’idée elle-même de nation10, car la nation émerge dans le contexte de la révolution française avec le projet de démocratisation d’une société, de la transformation des individus en citoyens, et même d’un effort pour diminuer le poids des particularismes culturels. L’idéologie nationaliste est, elle, à la recherche d’un autre type d’ancrage que celui de la démocratie ; elle veut essentialiser une série de marques culturelles : la langue, la religion, le territoire pour offrir une sécurité ontologique que l’individu ne saurait trouver aujourd’hui dans un monde dominé par une pluralité de systèmes religieux et où toutes les formes de solidarités traditionnelles sont défaites.
Universalisation de la démocratie et rencontre inter-culturelle
- 11 Nous nous appuyons, bien sur, sur les travaux de Habermas (1987 et 1996) et Cl. Lefort (1986) pour (…)
25En dernière instance, on découvre de plus en plus que les possibilités de communication inter-culturelle au sens où Habermas11 le propose (comme nouveau paradigme venant se substituer à celui du travail et de l’Etat social) sont extrêmement réduites. Paradoxalement plus les moyens de communication prolifèrent, plus la communication entre les peuples apparaît déficitaire. L’exclusion ou la construction de nouveaux murs entre riches et pauvres semble être l’autre face inquiétante de la mondialisation. On dirait que l’humanité actuelle s’est à peine éloignée de l’époque où Las Casas lançait dans le désert ses cris pour la reconnaissance de l’humanité des Indiens, et de leur droit à disposer d’une culture, d’une religion, d’un territoire, et à s’auto-gouverner. Certes, le débat n’est plus exactement le même, c’est-à-dire celui de la Conquête. Mais l’exigence d’universalisation du droit représente une problématique aussi vieille que celle de la conquête et doit être mise au premier plan dans les rapports entre les peuples, et donc dans toute pratique de rencontre inter-culturelle, sous peine de reconduire de manière inconsciente, insidieuse ou cynique, le système de domination politique et économique qui se déploie encore à travers le processus de mondialisation. La fermeture sur une vision identitaire rigide de la culture et de la nation conduit à se donner continuellement des ennemis et à vivre dans un état de guerre. Il n’y a pas de doute que la réflexion prophétique de Kant dans son Projet de paix perpétuelle qui cherche à fonder un droit cosmopolite contre la souveraineté (absolue) de l’Etat-nation est d’une étonnante actualité. Kant a également pensé dans la même foulée ce qui est ou présupposé de toute rencontre inter-culturelle, à savoir la déprise de soi par rapport à tout ordre sacral, ancestral et éternel pour assumer un procès d’interrogation permanente sur sa culture, et sur son identité, et pour sortir ainsi de l’âge de la barbarie, c’est-à-dire de la guerre de tous contre tous (Bellum omnium contra omnes). Concrètement, la problématique de la démocratie doit être conçue comme une affaire mondiale : dans chaque pays s’énonce et se lit le sort de tous les peuples. On ne peut se fonder sur le fait des différences ou des particularités culturelles pour justifier l’exclusion ou l’abandon à elles-mêmes de fractions importantes de l’humanité.
26Il resterait maintenant à ouvrir une discussion sur un aspect difficile et complexe de la rencontre inter-culturelle et qui est l’interrogation sur l’égalité des cultures. La passion identitaire, avons-nous vu, demeure une conséquence de la domination culturelle et, à ce titre, se déploie comme action politique. Ce problème apparaît non seulement dans les rapports entre pays du centre et ex-pays du Tiers-Monde, mais aussi à l’intérieur de chaque pays. Dans le cas d’Haïti, la nation ou l’Etat-nation n’a jamais pu encore réaliser une quelconque homogénéité culturelle. La quête de l’identité culturelle dans les couches sociales qui connaissent une situation économique précaire est souvent une saine réaction, et il n’y a pas lieu de la considérer comme un refus des Lumières, un choix en faveur d’une conception mythique et irrationnelle du monde. La création du vaudou en Haïti, dans le contexte de l’esclavage, comme celle des cultes afro-américains de la Caraïbe et de l’Amérique latine est une part du patrimoine culturel universel, et à ce titre mérite d’être respecté comme un mode particulier d’appréhension du monde et de l’histoire. Mais chaque culture ne peut vraiment développer toutes ses potentialités et s’enrichir que dans le contact avec les autres : il suffit que ce contact ne soit pas une mise en hiérarchie des cultures ni une pratique de domination. Toutefois la rencontre inter-culturelle peut avoir lieu là où le conflit parvient à s’exprimer. Car l’on doit à l’avance admettre que chaque culture est encline à se prendre pour toute culture et que c’est une telle prétention qui se trouve suspendue à chaque cas de rencontre inter-culturelle. Cette perspective rejoint comme naturellement le débat sur la place ou le statut des religions dans le contexte de la mondialisation. Il n’y a pas de religion à pouvoir prétendre épuiser toute l’expérience humaine et il en est de chaque religion comme de chaque culture. Le mouvement de mondialisation met en pleine lumière la nécessité du pluralisme religieux, vieux problème qui depuis le XVIe siècle est à l’ordre du jour. En effet, moins on assume ces croyances comme subjectives et privées, plus la démocratie devient fragile. Si celle-ci ne se fonde pas sur la raison et sur la critique permanente d’elle-même, comment pourra-t-elle soutenir la pratique de la rencontre inter-culturelle ? La crise de l’Etat comme la culture dont Haïti fait aujourd’hui l’épreuve dans l’expérience démocratique ne sera pas surmontée, si elle n’est pas assumée comme une interrogation sur le destin même de la démocratie dans le monde.
Port-au-Prince, 15 septembre 1997