Poussés à l’exil de 1957 à 1986 par la dictature des Duvalier père et fils, plus de 200 000 Haïtiens1 quittèrent leur île natale pour se réfugier aux États-Unis (Audebert, 2012, chap. 1). Une partie d’entre eux retrouvèrent à New York leurs familles établies dans les années 1920 et 1930 ; d’autres tentèrent de débarquer sur les proches côtes floridiennes avant de s’établir dans une semi clandestinité à proximité des quartiers afro-américains, à La Petite Haïti – Ti Ayiti en créole haïtien –, plus communément connue comme Little Haiti2. La constante dégradation de la situation économique d’Haïti et les conséquences dramatiques du séisme de 2010 ne cesseront d’alimenter ces flux migratoires vers la Floride où l’on estime officiellement leur nombre à 305 000, dont 213 000 à Miami3 (Schulz et Batalova, 2017).
2L’espace investi par ces familles est devenu l’enjeu d’ambitions communautaires, transformant l’expérience migratoire en une appropriation territoriale où peuvent être redéfinies les identités et affirmée une singularité culturelle. Le cas de Little Haiti ouvre ainsi une possible réflexion sur la nécessité, la fonctionnalité et le devenir de l’enclave ethnique. Quelle est la part, dans ce processus de territorialisation, de la conscience de l’appartenance au groupe ? Celle-ci s’est-elle développée naturellement au gré des flux migratoires ou a-t-elle été guidée par des stratégies politiques visant à garder la main dans un environnement multi-ethnique très marqué ? Peut-être convient-il, tel que le pressentait George Anglade, ardent défenseur du « nouvel espace haïtien » (Anglade, 2005), d’envisager ces territoires comme obéissant à des réflexes de soutien communautaire qui affirmeraient la symbiose de deux cultures, l’haïtienne et l’américaine. La forte concentration haïtienne en Floride du Sud offre à ce titre un éclairage sur la nature même de la diaspora caribéenne sur laquelle nous reviendrons.
Figure 1 – Miami et ses différents quartiers
© Comayagua99 at English Wikipedia, CC BY-SA 3.0.
3L’expérience exilique qui caractérise les Haïtiens met en relation étroite le lieu d’accueil avec la mémoire du lieu d’origine, aussi pourrons-nous nous interroger sur le besoin de réinventer des territorialités rappelant celles de la terre natale, comme le souligne la toponymie de la Petite Haïti. Nommer un lieu revient à se l’approprier, de manière spatiale et symbolique. Il s’agit là pour les Haïtiens d’un enjeu essentiel dans un espace où cohabitent d’autres populations, notamment des familles afro-américaines établies depuis plus d’un siècle. Les arrivées massives d’Antillais sur des terres « noires » ne seront d’ailleurs pas sans engendrer des tensions et des revendications identitaires, comme nous tenterons de le démontrer.
4Si l’enclave ethnique est un espace culturellement identifiable, le rôle joué par l’économie communautaire influe également sur le développement de ce territoire vécu comme lieu d’apprentissage et d’intégration (Wilson et Portes, 1980). Toutefois, à l’heure de la gentrification des quartiers populaires proches de la ville-centre, se pose la question de la transformation du berceau originel haïtien de Miami. Tandis que la communauté haïtienne et les autorités agissent, plutôt de concert, pour le valoriser culturellement et touristiquement, celui-ci voit sa popularité et ses prix s’accroître, au détriment des populations vulnérables (Lucien, 2015). Dans le même temps, la concentration des classes moyennes haïtiennes s’amplifie dans les banlieues nord, signe de leur ascension socio-économique. Ces nouveaux regroupements interpellent sur le concept « d’espaces ressources », une mutation certaine en regard des « aires naturelles » mises en évidence par l’École de Chicago (Park, Burgess et McKenzie, 1925). Nous clorons cette étude en envisageant l’évolution possible de ces territoires, reflet d’un multiculturalisme érigé comme nouveau modèle social.
La phase d’installation : trouver sa place
- 4 Leur sort est identique à celui des populations d’Amérique centrale/latine, à l’exception des Cubai (…)
5Sombres de peaux, les Haïtiens sont, aux États-Unis, perçus comme un groupe homogène, sans distinction de classe, et stigmatisés comme peu désirables puisque représentés comme pauvres parmi les pauvres, analphabètes et sans accès linguistique immédiat à l’environnement anglophone, ce qui freine leur élévation sociale. Alors que dans les années 1980 la composante anglo-saxonne de Miami commence à s’effriter face aux vagues d’immigration cubaine, elle voit d’un mauvais œil l’arrivée de ces nouveaux flux antillais. Dans bien des esprits, ces boat people ne sont pas sans rappeler les esclaves sortis des bateaux négriers, à la différence près qu’eux sont indésirables (Portes et Stepick, 1993, p. 51). La situation des Haïtiano-Miamiens s’améliorera par la suite, mais la récession économique qui frappe alors les États-Unis n’offre à ces populations que de rares opportunités d’emplois4 avec pour résultat de les ostraciser encore davantage. Cantonnées dans le quartier déshérité de Little Haiti, elles y trouveront néanmoins de l’embauche au sein d’un réseau entrepreneurial local, selon la segmentation de l’emploi caractéristique – et fondement – de l’enclave ethnique (Portes et Jensen, 1992).
Figure 2 – Limites officielles du quartier de Little Haiti à Miami
Conception et réalisation Pascale Smorag © Contributeurs d’OpenStreetMap.
- 5 Le terme désigne des populations blanches non hispaniques.
6À Miami comme dans d’autres villes américaines, l’implantation des immigrants se fait en fonction des revenus et des appartenances communautaires et ethniques, ce qui exclut les Haïtiens des quartiers sud de la ville où vivent les classes aisées, majoritairement blanches. S’ils ne sont pas différents en cela de la working class anglo5 ou hispanique, leur appartenance raciale les a néanmoins conduits à s’implanter dans des zones urbaines destinées aux gens de couleur, un réflexe hérité des pratiques ségrégationnistes mises en place par l’arrêt de la Cour Suprême américaine (Plessy contre Fergusson) de 1896. À Miami, cette doctrine du « séparés, mais égaux » se traduira par une fragmentation territoriale dictée par un tracé ferroviaire nord-sud séparant les secteurs de couleur à l’ouest, des quartiers blancs à l’est(Mohl, 1989). Bien qu’arrivés majoritairement à partir des années 1970, soit après l’adoption de la Civil Rights Act de 1964 déclarant illégale la discrimination raciale, les Haïtiens s’établiront à proximité des « villes noires » : si ces quartiers leur étaient accessibles sur un plan financier, ils l’étaient d’autant plus sur un plan racial, selon une ségrégation sur le marché du logement officieusement toujours d’actualité (Audebert, 2007). Dans ce nouvel espace migratoire qui se dessinait au nord de la NW 54th St. et à l’est de l’I-95, ces exilés furent bientôt rejoints par une partie de la classe moyenne haïtienne new-yorkaise qui donna à ce quartier les bases de son économie. En important et commercialisant des produits d’Haïti, cette dernière favorisa ainsi le maintien d’habitudes de consommation spécifique, caractéristique de l’enclave ethnique.
- 6 Toutefois, 2021 marquera la fin du Temporary Protected Status qui leur accorde depuis 2010 un droit (…)
7Revenons quelque peu sur la notion de territoire ou d’enclave ethnique. Le caractère incontournable, et néanmoins polémique, de la catégorisation raciale et ethnique aux États-Unis s’inscrit dans une continuité historique remontant au premier recensement de 1790, un critère jugé indispensable au regard de l’esclavage et qui sera porteur des premiers clivages entre les races. Sous l’effet de flux migratoires constants, la distinction ethnique viendra moduler cette classification, tout en confortant la dimension prégnante, aux États-Unis, des origines (ancestry). Pour les autorités, le territoire ethnique présente l’occasion de circonscrire géographiquement une communauté aux besoins spécifiques, à la fois pour la mettre à l’écart d’une opinion publique peu favorable – le cas des boat people haïtiens à la fin des années 1970 et au début des années 1980 – et pour mieux la gérer. En délimitant officiellement en 1979 une zone de forte concentration haïtienne, les politiques assignèrent en quelque sorte ces populations à résidence. Toutefois, elles permirent aussi aux autorités du comté de Miami Dade et la municipalité de Miami d’attirer l’attention du gouvernement fédéral ; celui-ci leur octroya ainsi des aides au logement, à l’éducation et à la santé pour ces migrants démunis (Audebert, 2008, p. 61-62). Mis en place par l’Administration de Jimmy Carter (souvent taxé en Floride de permissivité en matière de politique migratoire), le Cuban Haitian Entrant Program offrit aux Haïtiens un statut de résident temporaire. Ces mesures les firent sortir de l’ombre, du fait d’une embauche désormais possible hors des circuits clandestins. La législation fédérale de 1986 sur l’immigration (Immigration Reform and Control Act), qui régularisa la situation de 3,2 millions de sans-papiers, amplifiera le phénomène6 (Audebert, 2007, § 7).
8La légitimité acquise dans le monde du travail, la forte concentration géographique et l’ouverture multiculturelle née du mouvement des droits civiques des années 1960 participent pleinement de la visibilité haïtienne en Floride. Dans le quartier historique de Little Haiti, cantines familiales, auberges traditionnelles et cafétérias ouvrières mettent immédiatement « dans l’ambiance », avec leurs noms créoles ou français, assurément exotiques comme Le Manger Créole, L’Auberge Restaurant, le Piman Bouk Restaurant, le Cecibon Restaurant, La Vraie Différence, La Fourchette ou encore Le Jardin Haitian Restaurant. Le menu du Gayou’s Restaurant, connu localement comme Chez Anouse, offre « poule frit, dinde, boulette, légume, queu bœuf, bouillon, épinards, poisson gros sel, ragou queu bœuf, soup jiromon, riz blanc/colé, blé, mais blanc/colé, manioc, maïs boucané, pois, paté kóde, labouyi, jus citron naturel ». Comme ces commerces le prouvent, la présence d’un mode de vie antillais et la pratique du créole semblent conférer à ces terres floridiennes une certaine légitimité haïtienne.
9En Haïti, pour faire face aux difficultés du quotidien, les habitants font régulièrement appel au commerce informel et à la religion. Assez logiquement, dans un contexte migratoire où l’insertion sociale reste difficile, les églises jouent un rôle déterminant en apportant un secours psychologique, spirituel, et aussi juridique. Les lieux de culte, comme Notre Dame D’Haïti et l’Église Baptiste Haïtienne Emmanuel, apportent précisément ce soutien tout en promouvant l’identité culturelle d’une communauté qu’elles rassemblent en leur sein. En passant devant la First Haitian Church of God au moment du carême, on peut lire en grandes lettres ce message : « Grand réveil annuel de 40 jours, chaque soir dès 7 : 00 pm. Préché lévanjil ». Comme l’écrit Cédric Audebert, « La force des établissements protestants dans les communautés haïtiennes de la diaspora est d’avoir recréé les relations conviviales que les immigrés connaissaient dans leur environnement d’origine. » (Audebert, 2012, ch. 5)
Figure 3 – Panneau de la First Church of God, 7140 N Miami Avenue
Photo de l’auteure.
10Avec ses échanges marchands, sociaux, cultuels et culturels, La Petite Haïti s’impose comme un lieu de partages fondé sur le maintien des traditions. Dans cette tentaculaire métropole du Sud qu’est Miami, une « petite Haïti », tel que le nom même de l’enclave le rappelle, a à l’évidence pris racine. Non seulement ce territoire communautaire s’appuie sur une distinction culturelle qui s’affirme au fil du temps, mais le lien identitaire lui-même est nourri de cette appartenance aux lieux, comme le réclame la composante humaniste de la géographie culturelle (Sauer, 1925). Faire siens des lieux passe donc par un marquage spécifique. À la modernité rutilante de bandeaux publicitaires, on préfère des enseignes et une signalétique joyeusement colorées, souvent peintes à la main. Simples écriteaux ou imposantes fresques murales, ce sont des mises en scène de la vie d’hier et d’aujourd’hui que l’on représente, dans le plus pur style naïf de la peinture haïtienne. Marqueurs identitaires, les couleurs de La Petite Haïti ont aussi pour effet de prendre le contre-pied des représentations souvent catastrophistes de la condition haïtienne, que l’on fasse référence aux Haïtiens restés sur l’île (sujets aux épidémies de choléra, et plus récemment de Covid-19, aux ouragans meurtriers, à la pénurie alimentaire, à la violence) ou aux expatriés présents sur le sol américain (victimes de discriminations et vulnérables économiquement). Depuis qu’immigrent ces populations, les medias internationaux n’ont, il est vrai, cessé de décrire leur détresse économique et sociale. Réalité s’il en est, cette misère et ces catastrophes naturelles ne résument pourtant pas à elles seules l’identité haïtienne.
Figure 4 – Fresque du Centre Culturel Haïtien de Little Haiti. Détail
Photo de l’auteure.
11Ces représentations en « toiles de fond » accompagnent ainsi le besoin d’une quête identitaire chez cette communauté caribéenne qui évolue entre deux mondes : une Amérique battante et moderne avec son pragmatisme et ses dollars, et un bout d’île créolophone situé entre deux pays hispanophones sur l’arc des Antilles, avec qui l’entente n’est pas des plus cordiales (notamment avec la République Dominicaine). Cette ambivalence identitaire est le propre de l’exilé haïtien, comme celui de tout exilé, puisque se pose l’inévitable question de sa propre dualité. Pour trouver leur place dans la société américaine, les Haïtiano-Américains n’ont d’autre choix que de prendre le meilleur des deux mondes sans tourner le dos ni à l’une ni à l’autre de leurs deux cultures. La Petite Haïti n’est pas qu’une Haïti « en petit » comme son nom l’indique, une Haïti en miniature, avec sa langue créole, ses traditions, son art premier, sa cuisine, sa musique, son mysticisme et ses rites vaudous, son passé colonial et ses héros de l’indépendance. Elle est aussi l’Amérique, avec son quadrillage de rues et d’avenues numérotées, avec ses panneaux publicitaires géants, sa signalétique dans les airs comme au sol, ses églises bien en vue, ses écoles ; avec ses espaces aérés, ses lignes de bus, ses parcs, ses parkings bétonnés ; avec son abondance, sa pauvreté ; en d’autres termes, avec l’« efficacité » de son économie libérale.
La Petite Haïti ou le nom de la discorde
12Territoire ethnique et enclave ethnique sont employés presque indifféremment pour décrire une aire qu’investit une minorité ethnique au sein d’un tissu urbain plus large. On pourrait néanmoins arguer que chaque expression évoque une interprétation différente de la concentration ethnique. Le territoire sous-entend un espace délimité que l’on s’approprie, comme une terre où exercer sa souveraineté. L’enclave, elle, indique qu’une aire donnée est distincte de ce qui l’entoure, comme « encastrée » ou « imbriquée » dans le paysage métropolitain. D’un côté, est mise en avant la détermination à circonscrire et à contrôler un espace communautaire, avec ses réseaux culturels et économiques. De l’autre, est soulignée la conscience d’une spécificité communautaire qu’il convient de défendre au sein d’une société d’accueil parfois pressentie comme hostile. Dans les deux cas, il y a nécessité de s’enraciner, car comme l’avance le sociologue Erving Goffman, l’être social – natif ou migrant – a besoin de cet espace – personnel et/ou communautaire – pour se protéger des risques invasifs que présente sa relation à l’autre (Goffman, 1974). La définition de l’enclave ou du territoire ethnique peut alors se décliner au regard de l’ambivalence entre sa fonction protectrice et son rôle d’intégration dans la société d’accueil. Nous allons ici tenter de comprendre comment la décision, par les politiques, d’officialiser le nom Little Haiti révèle des enjeux dépassant le processus d’appropriation territoriale, en mettant en lice acteurs haïtiens et non haïtiens. Cette mesure inscrite comme l’aboutissement et la reconnaissance d’un déploiement haïtien à Miami vient en réalité mettre en exergue l’importance, dans la mosaïque multiculturelle floridienne, de l’appartenance communautaire comme outil de revendication spatiale.
- 7 La communauté portoricaine installée dans les années 1950 quitta les lieux au tournant du xxe siècl (…)
- 8 60 000 Haïtiens débarqueront en Floride du Sud entre 1977 et 1981 (Portes et Stepick, 1993, chap. 3 (…)
13La Petite Haïti est un territoire actuellement partagé par 73,4 % d’Afro-Américains et d’Antillais, 19,9 % d’Hispaniques et 5,5 % d’Anglos (« Race and Ethnicity », 2018). Sur les 35 000 habitants que compte le quartier, une petite moitié est d’origine haïtienne (Bojnansky, 2014). Située elle-même au nord de Little San Juan, ancien secteur portoricain aujourd’hui connu comme Wynwood7, Little Haiti fut habitée dès les années 1870 par des descendants d’esclaves et des Bahamiens. L’essor des plantations d’agrumes à la fin du xixe siècle valut à l’endroit l’appellation de Lemon City, autre nom toujours en vigueur. Alors qu’après la Seconde Guerre mondiale les classes moyennes blanches, délaissant la ville-centre, s’y retrouvèrent, l’arrivée dans les années 1970 et 1980 de 50 000 Haïtiens modifia à tout jamais le caractère – et le nom – de ce quartier (Nebhrajani, 2016)8.
14L’officialisation, le 26 mai 2016, par la municipalité de Miami, du nom Little Haiti, qui n’avait jusque-là été qu’une désignation usuelle, est révélatrice des tensions intercommunautaires que les mutations ethniques peuvent engendrer. Bien que des précédents aient eu lieu comme à Riverside, rebaptisée Little Havana sous l’effet des migrations cubaines, la décision d’officialiser Little Haiti créa un tollé chez de nombreux partisans du maintien des noms Lemon City et (Edison)/Little River (pour la partie nord). Des historiens du quartier et des porte-paroles afro-américains dénoncèrent la résolution municipale qui effaçait selon eux la préexistence d’autres vécus communautaires, sans compter la mise à l’écart des populations non haïtiennes vivant actuellement dans le quartier. Marvin Dunn, auteur de Black Miami in the Twentieth Century, raconte en effet comment dès les années 1870 un millier de Noirs s’établirent à Lemon City. On y rencontrait par ailleurs de nombreux Bahamiens partageant leurs connaissances insulaires sur la manière de cultiver ces terres calcaires. Dès la fin du xixe siècle, ces employés agricoles, travaillant sur des exploitations appartenant à des blancs, furent rejoints par des populations afro-américaines embauchées à la construction de la voie ferrée. La communauté afro-américaine y avait ses propres réseaux, ses églises, ses magasins, ses centres communautaires et même une école pour gens de couleur. « L’histoire des Noirs de Lemon City est un élément clé du récit afro-américain de Miami », affirme Dunn. Avec ce changement de nom, il s’inquiète que « dans dix ou vingt ans, personne ne se souviendra de l’existence de cette communauté » (Sandler, 2016).
15Pour la communauté haïtienne, l’argument ethnoculturel justifie amplement l’officialisation du nom Little Haiti : « La chose n’est pas compliquée : les Haïtiens, tout comme les Cubains avant eux, ont profondément transformé Miami. Et ils ont droit à une reconnaissance pour cela » (Sandler, 2016). Pour Jan Mapou, ancien opposant à J.-C. Duvalier, écrivain, avocat de la langue créole et libraire à Little Haiti depuis 1984 :
Il est vraiment important que cette communauté soit reconnue. Le monde entier sait qu’il y a une Petite Haïti. Le monde entier ! J’ai des touristes qui viennent de partout, d’Europe, d’Asie, de partout. Quand ils viennent ici, ils recherchent La Petite Haïti. Ils veulent être en contact avec les artistes, avec la culture, avec les gens d’Haïti. Sur la carte, sur toutes les cartes, même Wikipedia, on parle de Little Haiti. (Sandler, 2016).
16Comme la position de Jan Mapou le prouve, la revendication ethnique se traduit par l’occupation d’un territoire devenu naturellement, donc légitimement haïtien : aisément identifié comme tel avec ses enseignes commerciales, ses peintures murales, ses lieux de culte et de restauration, ses centres culturels, cet espace est reconnu par la diaspora haïtienne comme le fondement même de la cohésion et de l’identité communautaire.
17Les populations afro-américaines et bahamiennes établies de longue date peuvent à juste titre se sentir reléguées, nous rappelant combien les enclaves ethniques sont susceptibles de voir leur composante nationale évoluer « à la manière d’un palimpseste » (Baby-Collin, 2017, p. 19). À New York, Little Italy se trouve aujourd’hui phagocytée par Chinatown. À Miami, Little Havana compte un nombre grandissant de Nicaraguayens aux dépens des Cubains (Jolivet, 2015) et la « portoricaine » Wynwood laisse progressivement le terrain aux bobos et aux artistes de tous horizons. Si ces nouveaux flux humains ne chassent pas systématiquement les habitants traditionnels, ils modifient assurément la structure socio-culturelle des quartiers originels, espaces particulièrement fluides du fait de la mobilité des migrants. Dans cette « lutte des places » (Lussault, 2009) qui définit les rapports humains de nos sociétés contemporaines, le cloisonnement de l’espace induit inéluctablement des regroupements et des divisions, et d’inévitables transgressions. Ce qu’expose en définitive cette bataille toponymique au sujet de Little Haiti est la perception d’un espace appréhendé comme élément clef des relations intercommunautaires, des relations potentiellement, ou par nature, conflictuelles.
18Ces différends mettent en avant l’enjeu d’une visibilité ethnique perçue comme revendication identitaire. Être une « minorité visible » est toutefois source d’ambivalence chez les Haïtiano-Américains. Fruit des luttes pour les droits civiques des années 1960, cette affirmation de la différence est perçue comme à même de promouvoir leur particularité. Toutefois, elle accroît parallèlement l’importance donnée à la catégorisation raciale, qui catalogue inévitablement les Haïtiens comme « noirs », selon le système américain de frontières raciales, sur un plan spatial comme sociétal. Être une « minorité visible » permet à cette communauté d’occuper une place sur la scène culturelle et politique, comme le prouve leur défense du nom Little Haiti. Paradoxalement, être une « minorité invisible » augmente leur chance de s’intégrer, en douceur, tout en renforçant leur spécificité ethnique, et non raciale (Bryce-Laporte, 1972).
- 9 Dans son roman Passages, l’écrivain décrit Miami comme le point de chute des exilés, une terre nord (…)
19Il est vrai que, vu de l’extérieur, les Haïtiens semblent parfaitement s’insérer sur ces terres « noires » : comment pourraient-ils être « chez les autres » parmi des Afro-Américains dont ils sont proches de par leurs origines africaines et leur expérience commune de l’esclavage et du métissage ? Ils ont aussi en partage la conscience de leur particularité ethno-raciale et une réalité, pour nombre d’entre eux, marquée par la discrimination et la pauvreté (des associations afro-américaines ont par exemple aidé, dans les années 1980, les boat people haïtiens à s’établir en Floride et à effectuer des demandes de droit d’asile). Toutefois, les Haïtiens mettent un point d’honneur à se différencier des noirs américains pour des raisons à la fois culturelles et économiques. Cette affirmation identitaire se traduit notamment par la pratique d’une langue créole, de rites vaudous (sacrifices d’animaux, sorcellerie sur des poupées à épingles, rites initiatiques telle la possession par les esprits, pratiqués par des sorciers vaudous ou des grandes prêtresses ou voodoo queens), et une expression artistique inspirée de leur propre histoire (mémoire de l’esclavage, de la révolte, des dictatures, de l’exil). Comme l’exprimait Émile Ollivier, romancier haïtien exilé au Québec, la communauté représente précisément tout ce qu’il reste des attaches à la terre haïtienne : la mémoire, le manque, tant il est difficile de faire son deuil, et aussi le ressourcement et une profonde raison d’être (Ollivier, 1991)9. Aussi chez les Haïtiens de Floride est-ce le territoire ethnique, et non noir, qui exprime au mieux la conscience collective d’une histoire partagée.
20Sur un plan économique, la minorité haïtienne de Miami veut assurément se départir des clichés négatifs à son encontre, aussi fait-elle valoir sa détermination à se sortir de sa condition. Comme l’affirmait déjà en 1989 Roger E. Biamby, directeur général de la Haitian American Community Association, « l’idée se répand que les Haïtiens sont un peuple travailleur. Nous avons une fierté que les noirs américains, je crois, n’ont pas » (Schmalz, 1989). Sans être acrimonieux, les rapports entre les deux groupes ne sont pas toujours des plus sereins. Ceci est particulièrement flagrant lorsque la communauté afro-américaine se sent dépossédée de son antécédence territoriale, comme nous venons de le voir, et de son ascendant économique, notamment en matière d’emplois.
Figure 5 – Fresque aux armes d’Haïti, de Serge Toussaint, au coin de 2NE Ave et NE 60 St.
Photo de l’auteure.
21Mise en évidence au début du xxe siècle par l’école de Chicago, la dynamique spatiale des minorités ethniques aux États-Unis est apparue comme intimement liée à la persistance d’une double ségrégation – sociale et ethno-raciale –, qui incite les immigrants peu fortunés à s’installer dans les quartiers dégradés et délaissés par une classe moyenne leur préférant les banlieues, et qu’eux-mêmes rejoindront un jour, ascension sociale aidant (Park, Burgess et McKenzie, 1925). Miami n’échappe pas à la règle, avec son inner city, un quartier défavorisé situé dans la ville-centre de la métropole et habité par de nombreux groupes communautaires. Les noirs, dont un quart d’Haïtiens, y représentent 20 % de la population. L’importance donnée par les instances fédérales américaines à la catégorisation raciale, pour des raisons idéologiques, économiques, sociales, pragmatiques et identitaires, n’est pas, comme nous venons de le voir, étrangère à la constitution de ces quartiers. En jouant un rôle fondamental dans le processus de territorialisation urbaine, les politiques n’auront que conforter les ressortissants d’un même pays ou d’une même zone géographique à se regrouper sur un territoire qui, afflux démographique aidant, sera qualifié d’« ethnique ».
22Est-il plus juste ici de parler d’enclave ou de regroupement ethnique ? Territoire ethniquement homogène, l’enclave traduit une appropriation spatiale par une communauté qui a une conscience forte de sa singularité, voire de sa cohésion. Cette mainmise territoriale se met généralement en place pour répondre à des besoins commerciaux, sociaux et culturels (Portes et Manning, 1985). A. Portes et R. Bach dans Latin Journey expliquent, au sujet des Cubains de Miami, que « les liens ethniques donnent à une relation, vide ailleurs, le sentiment d’un dessein collectif qui contraste avec la situation extérieure » (Portes et Bach, 1985, p. 34). Mais leur discours sur une possible solidarité en matière d’économie est remis en question par R. Waldinger (et T. Bailey) qui préfère parler de demandes et de liens marchands. Aussi défit-il l’hypothèse d’une autonomie de l’enclave loin de se suffire à elle-même (Waldinger, 1993). À l’heure de la globalisation, et dans le contexte très particulier de Miami, ville dont l’essor économique est intimement lié à ses populations étrangères, la vision d’une enclave ethnique comme lieu clos est assurément dépassée. Les nouveaux territoires haïtiens de Miami, comme nous allons le voir, sont au contraire ouverts sur le monde de par leurs activités économiques, sans pour cela faire passer au second ordre les intérêts culturels de la communauté. En se déployant de proche en proche de manière centripète depuis La Petite Haïti, ces zones à forte concentration haïtienne ressemblent à des noyaux urbains, des « centralités minoritaires » dont la vocation commerciale est indissociable du contexte de mondialisation (Raulin, 2000).
Les multiples facettes d’une diaspora hybride
- 10 Contraction de ethnic et de suburbs, ce néologisme renvoie à des quartiers ethniques, résidentiels (…)
23L’espace haïtiano-miamien est en effet loin d’être monolithique et ne se résume pas à la seule Little Haiti. Lorsque les grandes vagues migratoires des années 1970-1980 commencèrent à saturer le quartier, un nombre conséquent de familles haïtiennes déménagèrent vers les banlieues nord et aisées de El Portal, Miami Shores et North Miami (Audebert, 2015, p. 113). La désaffection simultanée par les populations blanches non hispaniques de ces secteurs eut pour effet d’accroître la migration haïtienne qui, au cours des années 1990, remonta jusqu’à North Miami Beach, Pinewood et Golden Glades. Si le territoire haïtien est aujourd’hui encore en pleine expansion, c’est qu’il s’inscrit dans un accroissement démographique exponentiel de Miami lié à une immigration extrêmement forte : avec 52,6 % de ses habitants nés en dehors des États-Unis, elle est la ville la plus « étrangère » d’Amérique du Nord (US Census Bureau, 2016). Cette expansion métropolitaine ou urban sprawl induit à la fois une diversification ethnique importante de la ville et une « ethnicisation » de ses banlieues désormais qualifiées d’ethnoburbs10.
Figure 6 – Concentration des populations haïtiennes de Miami, exprimée en pourcentages
Conception et réalisation Pascale Smorag © Contributeurs d’OpenStreetMap, 2018.
- 11 Pour nombre d’entre eux, le lien n’est pas seulement inexistant, il est désavoué car synonyme d’éch (…)
- 12 Anglicisme qui désigne le phénomène de transformation d’un quartier urbain occupé par des classes p (…)
24L’adoption de l’American way of life, qui promet abondance et accès à la propriété, est en effet particulièrement visible dans ces secteurs résidentiels du nord de Miami, avec leurs rues quadrillées, leurs pavillons alignés, leurs voitures individuelles garées dans les driveways, leurs malls si caractéristiques du dynamisme économique de l’Amérique. Les Haïtiano-Américains qui y vivent et y travaillent participent de cette prospérité, bien loin des représentations qu’ils se font de Little Haiti, une enclave de pauvreté et de criminalité avec laquelle ils désirent prendre leurs distances11. Le déplacement résidentiel vers les banlieues nord est donc perçu par cette communauté à la fois comme un moyen de s’élever socialement et comme la preuve de leur réussite sociale. Le déploiement des populations vers les suburbs traduit parallèlement la transformation urbaine à l’œuvre à Miami : auto-proclamée « Porte/Capitale des Amériques » (Gateway to/Capital of the Americas), la ville voit ses activités financières et portuaires soutenues par d’importants capitaux cubains et en provenance d’Amérique latine. Ce dynamisme économique propulse la métropole floridienne au sein des global cities dans un contexte de néo-libéralisme ayant pour effet de gentrifier12 le centre-ville et les quartiers de front de mer, aux dépens de populations vulnérables qui se voient progressivement expropriées en périphérie. Si elle redore le blason de quartiers dominés par la précarité, cette plus-value foncière et immobilière liée à l’internationalisation de Miami multiplie les évictions d’une grande partie des Haïtiens peu soutenus par les politiques publiques locales (Lucien, 2015).
25Pour les Haïtiens suburbains de la classe moyenne néanmoins, le processus d’acculturation et d’ascension économique est en marche depuis longtemps. North Miami, Golden Glades et North Miami Beach, qui concentrent 40 % des Haïtiens du comté de Miami-Dade (Audebert, 2015, p. 118), semblent avoir peu en commun avec le berceau historique de la ville centre. Quel que soit leur échelon sur l’échelle sociale, ils affichent globalement un niveau de vie supérieur à celui des habitants de Little Haiti, surtout si l’on compte les familles originaires du Nord-Est des États-Unis (New York et Boston), de Chicago et de Montréal, qui ne cessent de les rejoindre. Attirées par un climat plus favorable et par la proximité d’Haïti, ces dernières n’envisagent pas pour autant un retour au pays : si l’attachement à l’île et aux origines est indélébile, il s’inscrit dans une rupture territoriale et un exil désormais révolu. Le concept d’enclave ethnique ne s’applique pas, à l’évidence, à ces nouveaux territoires. Bien que la reconstruction de nouveaux espaces soit indispensable et indissociable de la mémoire collective haïtienne, elle s’inscrit dans des échanges socio-économiques plus larges. Dans ces « territoires circulatoires » qui échappent au schéma traditionnel des hiérarchies urbaines, la mobilité spatiale est vécue comme un atout permettant de saisir les opportunités économiques là où elles se présentent, tout en donnant une ampleur spatiale à la spécificité communautaire (Tarrius, 1993).
- 13 Pour une analyse historique et idéologique du concept de diaspora, lire Chivallon, 2008.
- 14 Les 2,3 milliards de dollars transférés en 2015 par la diaspora haïtienne aux familles restées sur (…)
26Les expatriés haïtiens se sont ancrés en Amérique, y ont fondé des familles et leurs descendances s’identifient totalement à la culture anglo-saxonne, même s’il leur arrive de se sentir à la fois d’ici et d’ailleurs. En cela, la dispersion des Haïtiano-Miamiens s’éloigne de la définition classique de la diaspora qui cherche à maintenir sa cohésion et son identité en refusant l’assimilation. Aux États-Unis, ce schéma ne s’applique guère, à part quelques exceptions comme les communautés amish et mennonites (à des degrés variables). La grande majorité des immigrants choisissent au contraire d’adopter les us et coutumes de l’Amérique tout en préservant leurs particularités culturelles. Stuart Hall, cofondateur des Cultural Studies et Britannique d’origine jamaïcaine, proposait une interprétation postmoderniste de la diaspora (Hall, 1994). Du fait même de son métissage, l’immigrant antillais semble plus à même de composer avec différentes cultures. Hall poussait l’argumentation plus loin encore en opposant la diaspora juive – enracinée, solidaire, à l’identité intimement liée au territoire sacré – à la dispersion caribéenne – plus mobile, plus fluide, plus aventureuse, et par là même plus instable et plus précaire, un trait qui caractérise précisément la communauté haïtienne de Floride13. En effet, la mobilité des Haïtiens se manifeste par des déplacements (entre New York, Montréal et Miami) et/ou des contacts fréquents entre les membres d’une même famille, quelque soit leur appartenance sociale, pour prendre des nouvelles comme pour s’entre-aider. Le caractère transnational de cette communauté, en lien affectif et économique14avec les proches restés en Haïti, est un facteur prégnant de l’expérience diasporique haïtienne, parallèlement à d’autres stratégies identitaires liées à leur statut de migrants (Morin, 1993, p. 158).
27Dans les secteurs haïtiens du nord de Miami, la mobilité résidentielle et socio-économique insufflée par le mode de vie américain n’induit pas une perte de l’identité culturelle. Au contraire, cette insertion spatiale, qui devient une occupation territoriale, s’impose avec ses commerces et ses lieux de culte comme à North Miami les First Haitian Church of God of Miami, Haitian Church of the Brethren, Temple Morija Haitian Church et First Haitian Baptist Church. Malgré leur concentration haïtienne qui avoisinent les 25-27 % pour les plus « haïtiens » d’entre eux (Golden Gates, Pinewood et North Miami), ces secteurs restent ethniquement diversifiés, avec une forte présence afro-caribéenne et hispanique (« Top 101 Cities », 2018). Cette ouverture se manifeste également sur le plan économique, les Haïtiens trouvant de l’emploi en dehors des réseaux de leur communauté, fait plus rare à Little Haiti où priment les liens de parenté et d’amitié. Bien que les ressources communautaires (main-d’œuvre, sources de crédit, système de tontine) y restent pertinentes, l’impression n’est pas celle d’une « enclave ethnique » : visuellement, ces nouveaux territoires se démarquent peu des autres banlieues, hormis des enseignes commerciales estampillées de l’adjectif « Haitian », comme ailleurs on peut lire « Cuban » ou « Caribbean ». C’est dans ce contexte plus « éclaté » que se déploient des activités marchandes haïtiennes au sein de réseaux transnationaux facilités par la global city qu’est Miami, ville carrefour également surnommée la « Capitale de la Caraïbe ».
Quel avenir pour les territoires haïtiens de Miami ?
28Quelles conclusions pouvons-nous tirer de ces espaces haïtiens du comté de Miami Dade ? Deux réalités semblent se compléter. D’un côté, un nouveau pôle d’enracinement haïtien est en train de se constituer au nord de Miami, dans des espaces moins compacts et peu soumis à la gentrification. Si les projets urbanistiques s’y développent, ils ne viennent pas prendre le pas sur une présence communautaire comme dans le berceau historique de Little Haiti, ni sur celle d’Anglos ayant déjà migré vers d’autres secteurs. Aussi y voit-on progresser selon un axe sud-nord la présence antillaise, le long des quartiers noirs situés sur ses marges occidentales et avec lesquels elle se confond parfois (les prix exorbitants de l’Upper Eastside, quartier ethniquement diversifié donnant sur la lagune, l’empêchent de se déployer à l’est). Ce que révèle ce large ruban « noir » – afro-américain et haïtien/afro-caribéen – est en réalité une nouvelle forme de ségrégation résidentielle. Ces récentes implantations, librement choisies (contrairement aux ghettos, lieux subis), ne sont pas sans rappeler celle de La Petite Haïti. En effet, ces ethnosuburbs font déjà office de ports d’entrée pour les immigrants haïtiens qui ne passent plus guère par la case départ de Little Haiti (HACDC, 2015, p. ii), jugée désuète et moins promise à l’avènement de l’American way of life.
- 15 Dans les trois comtés atlantiques de la Floride du Sud, les Haïtiens représentent 3,7 % de la popul (…)
- 16 Ne sont pas comptabilisés ici les Haïtiens en situation irrégulière, ce qui fausse considérablement (…)
29Fortement induite, il est vrai, par un marché de l’immobilier fragmenté selon des critères ethno-raciaux, cette concentration haïtienne serait-elle la version moderne du regroupement ethnique ? Ce processus d’appropriation territoriale n’est pas sans rappeler celui des Cubains, la référence en Floride méridionale en matière d’immigration et d’insertion sociale, qui étendent leurs territoires au-delà du berceau historique de Little Havana15. Toutefois, les Haïtiens pénètrent bien plus massivement dans les comtés adjacents de Miami Dade que ne le font les Cubains. Alors que 670 000 Cubains et 80 000 Haïtiens vivent à Miami Dade16, le comté de Broward voisin (villes de Pompano et Fort Lauderdale) compte 80 000 Haïtiens, tandis que les Cubains chutent à 50 000. Le comté de West Palm Beach situé au nord de Broward dénombre 56 000 Haïtiens contre 33 000 Cubains (MIP, State and County, 2018). Les panneaux signalétiques trilingues – en anglais, en espagnol et en créole – le long de la State Road A1A qui borde la côte atlantique témoignent sans s’y méprendre de l’expansion du fait haïtien dans l’aire métropolitaine Miami–Fort Lauderdale–West Palm Beach. Autre pôle fleurissant de l’économie floridienne, le comté d’Orange dans lequel se situe Orlando accueille 30 000 Haïtiens, contre 16 000 Cubains. La communauté haïtienne est donc présente là où la main-d’œuvre et les entrepreneurs haïtiano-américains sont susceptibles de trouver des débouchés, preuve de leur dynamisme socio-professionnel et d’un incontestable ancrage territorial.
30En regard de ces banlieues, La Petite Haïti revendique sa spécificité, son antécédence et son quartier historique, ses enseignes hautes en couleur, ses galeries d’art et ses commerces « exotiques » tenus par une bourgeoisie haïtiano-miamienne (qui habite souvent les banlieues nord), son street art et sa musique, qui attirent de plus en plus les visiteurs. Le berceau de la communauté haïtiano-américaine peut alors s’affirmer comme une enclave ethnique, parce qu’elle en a la visibilité. Qu’il s’agisse de rencontres artistiques ou de concerts de musique antillaise donnés tous les samedis au Carribean Marketplace, les festivités organisées par la communauté affirment la spécificité haïtienne de Miami, tout comme la simple présence d’Haïtiens suffit à donner à La Petite Haïti sa saveur exotique. La visibilité ethnique traduit en réalité à la fois la perception que la communauté a d’elle-même et l’idée que s’en font les individus extérieurs à celle-ci.
31Si Little Haiti tient aujourd’hui plus que jamais à son appellation d’enclave ethnique, ce n’est pas uniquement pour son caractère dépaysant certes générateur de revenus, mais aussi parce qu’elle est en danger. À l’inverse des nouveaux espaces résidentiels de Miami Nord, La Petite Haïti est devenue une destination qui figure sur les guides et les applications de voyage. Le tourisme y est une arme à double tranchant : il apporte des visiteurs et de nouveaux capitaux, mais il accroît également l’intérêt des investisseurs et des promoteurs, provoquant une hausse du prix du foncier que dénoncent de nombreux riverains désormais dans l’incapacité de payer leurs loyers ou de rembourser leur crédit immobilier. Si proche de Downtown, les terres surélevées de Little Haiti (un atout dans cette région inondable) attisent les convoitises. Ainsi les agents immobiliers réinventent-ils le quartier, lui préférant les noms de Creole District ou de Lemon City plébiscité par les Afro-Américains, moins ethniquement marqués. Il leur faut en effet taire les peurs, la pauvreté et la criminalité associées au fait ethnique (« Surtout ne pas rester à Little Haïti la nuit tombée »), qui seraient un véritable repoussoir pour les acquéreurs. Il est indispensable, à l’inverse, de promouvoir l’exotisme aseptisé et vendeur de l’ethnicité. Mais la « Disneylandisation » de l’enclave, induite par la présence de touristes en attente de clichés, est en passe d’anéantir l’âme du quartier, encourageant une « muséification » de la culture haïtienne qui fige les paysages et les pratiques locales (Brunel, 2012). Alors, face à cette gentrification galopante, la minorité haïtienne surinvestit le quartier, jusqu’à « assurer des gardes » en organisant diverses animations, au Caribbean Marketplace et dans d’autres endroits stratégiques (Lemaire et Michel, 2018). Mais le rouleau compresseur, au sens littéral comme au sens figuré, œuvre déjà, et de nombreux occupants ont désormais mis la clef sous la porte, incapables de payer les loyers d’une « enclave » devenue inabordable (Portilla, 2018).
32L’avenir de la communauté est-il alors dans les nouveaux espaces haïtiens du nord de Miami ? Peut-être. La concentration haïtienne dans ces secteurs résidentiels atteste de la vitalité du groupe tout autant que de la pertinence de l’ethnicité comme partie prenante de la réussite sociale de ces minorités. Ces dernières peuvent y maintenir leur double identité – celle du pays d’origine et celle de la société d’accueil. Avec leurs bureaux, leurs supermarchés, leurs centres commerciaux, leurs banques et leurs commerces, les ethnoburbs affichent bel et bien leur caractère hybride. Ces territoires en mouvement ne cessent de se créer une identité sur mesure, s’affirmant comme des espaces de reségrégation, certes, mais également des territoires où l’intégration – et non plus l’assimilation – est rendue possible grâce au maintien de l’ethnique. Un atout essentiel pour ce groupe antillais qui se démarque des autres minorités par sa langue, par son histoire, par sa culture et par ses prises de positions politiques de plus en plus affirmées.